La tension de la grâce

The Abstract

(For the English original version, please click here.) Je vis normalement au Mexique, mais je suis de retour au Canada depuis un an. Je fais partie ici d’un groupe qui parraine une famille de réfugiés syriens. La barrière linguistique rend la communication difficile, mais les familles impliquées partagent le même objectif qui est d’aider la […]

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Reflection piece by Anne Thiessen

(For the English original version, please click here.)

Je vis normalement au Mexique, mais je suis de retour au Canada depuis un an.1 Je fais partie ici d’un groupe qui parraine une famille de réfugiés syriens. La barrière linguistique rend la communication difficile, mais les familles impliquées partagent le même objectif qui est d’aider la famille syrienne à s’intégrer au Canada et cela a créé un lien très fort entre nous, en particulier entre la maman syrienne et moi. Nous nous faisons confiance. Et donc, quand je vois mon amie mettre son foulard et une longue veste quand elle entend mon mari frapper à la porte, ou quand elle reste sur le bord de la piscine alors que tous les autres s’amusent dans l’eau, j’ai envie de crier : « Tu n’es pas forcée de faire ça ! Ce n’est pas nécessaire ! Si tu savais, il y a tellement de liberté dans le monde ! » Mais je ne le dis pas, parce que cela ne servirait à rien et je risquerais de mettre notre amitié en danger. Chacune a sa propre conscience et son point de vue concernant la décence. Beaucoup d’entre nous qui vivent dans plusieurs cultures connaissent cette tension – la tension entre vouloir partager notre foi et la liberté qu’elle donne et ne pas vouloir imposer nos normes culturelles. C’est dur. Si nous sommes au service de personnes différentes de nous, notre réaction instinctive est de les juger selon nos propres critères. Comment partager notre foi sans attendre des autres qu’ils deviennent exactement comme nous ? C’est la tension de la grâce.

Au cours des semaines passées, j’ai fait des entrées et des sorties dans différentes cultures qui voient chacune le rôle des femmes et des hommes, des maris et des femmes selon un point de vue différent. J’ai quitté une communauté au Canada dans laquelle les femmes ne peuvent pas êtres anciennes ou prêcher régulièrement et j’ai pris des fonctions de responsabilité dans une autre communauté au Mexique où j’ai les fonctions d’ancien et où je prêche régulièrement. Dans ce contexte, j’ai conseillé à une femme hispanique mariée depuis peu de se soumettre silencieusement aux préférences de son mari sur la manière d’élever les trois enfants qu’il a amenés dans leur famille recomposée alors que dans mon propre mariage je participe pleinement à de telles décisions. Au Mexique, où mon mari et moi travaillons comme missionnaires, il y a des cultures villageoises où il est normal que les épouses restent à la maison et qu’elles mettent rarement les pieds dehors seules. Mais pas loin de ces villages, il y en a d’autres où les femmes peuvent sortir seules toute la journée pour vendre leurs produits et rendre visite à leurs amis. Nous travaillons dans des communautés où les femmes n’ont pas le droit de diriger et dans d’autres où elles peuvent être appelées à la fonction de pasteur. Notre propre culture familiale correspond rarement à la culture familiale des gens que nous servons et ceci est valable aussi parmi les chrétiens. Même dans le corps de Christ il n’y a pas d’accord sur le rôle des sexes, que ce soit dans l’Église ou dans le mariage et plus rarement sur des détails vestimentaires. Comment pouvons-nous nous aider réciproquement au milieu de telles différences ?

Je connais un groupe de travailleurs américains à court terme bien intentionnés qui, en  visitant un village mexicain autochtone ont été choqués que les femmes n’aient pas droit à la parole concernant le nombre d’enfants qu’elles donnaient à leurs maris. On n’envisageait pas la régulation des naissance car on craignait que ce soit un moyen pour les femmes de s’opposer à leurs maris et même de les tromper. Ce groupe d’Américains organisa une réunion exceptionnelle avec les femmes et leur enseigna le contrôle des naissances. Quand les hommes l’apprirent, il furent très en colère et accusèrent les visiteurs d’inciter les femmes à la rébellion et de détruire l’unité du village et l’autorité des maris. Des entretiens au sujet du contrôle des naissances auraient été  opportuns à un autre endroit et à un autre moment, mais ils ne convenaient pas dans ce contexte particulier et faisaient passer un message inadéquat. On avait interprété l’initiative comme une incitation à l’anarchie venue de l’extérieur. Cette équipe avait ciblé une coutume villageoise sans commencer par examiner les relations conjugales qui avaient donné naissance à cette coutume.

La Bible elle-même contient différentes représentations du rôle des sexes. Abraham était tiraillé entre une épouse jalouse et une concubine moqueuse et son petit-fils avait quatre femmes. Paul recommande à Timothée de nommer des anciens qui soient mariés  « à une seule femme » (1 Tim.3, 2). L’utilisation de cette expression présuppose que les anciens de ces premières communautés étaient des hommes, mais dans certaines listes et dans ses salutations, Paul mentionne tout naturellement des femmes ayant des responsabilités. Il insiste sur le fait qu’en Christ « Il n’y a plus ni Juif ni païen, ni esclave, ni libre, ni l’homme et la femme. » (pour paraphraser Galates 3, 28). Ce faisant, il ébranle les normes de son temps sans les enfreindre directement. On est déjà loin de la loi qui permettait à un homme de payer une amende pour avoir violé la virginité d’une jeune esclave. On observe dans la période pendant laquelle la Bible a été mise par écrit une progression dans la manière dont on traitait les plus vulnérables de la société. La Bible se termine par l’enseignement et la vie de Jésus qui accorde une valeur infinie à tous. La présence de Jésus dans une culture plante la semence du changement, et renverse les injustices. Les premiers chrétiens étaient connus parce qu’ils portaient secours aux personnes vulnérables. Et lorsque l’Eglise est fidèle, elle continue à planter la semence de la bonne nouvelle qui est facteur de changement en s’occupant des personnes marginalisées et en apportant la liberté et l’espérance à tous dans le monde entier.

J’ai constaté la puissance de l’évangile lorsqu’il a été partagé pour la première fois avec le village mexicain de Mixtec. Environ cinquante villageois sont venus au Christ en réponse au témoignage d’un membre de leur propre famille, un travailleur migrant. Sans aucune incitation de l’extérieur, ils ont décidé en groupe qu’il leur fallait changer certaines de leurs pratiques – comme s’enivrer et ensuite battre les femmes ainsi que ce qu’ils appelaient « vendre leurs filles » quand ils payaient pour des mariages arrangés. Ils sont parvenus à la conviction que cette pratique rabaissait leurs filles. J’ai alors constaté que l’évangile porte en lui-même la semence nécessaire pour que soit redressée toute injustice. Les membres de ce village dirent que les femmes et les filles étaient maltraitées par les hommes et ce sont les nouveaux disciples de Jésus qui ont pris l’initiative du changement.

Bien sûr, en tant que personne extérieure, j’aurais pu attirer leur attention sur leurs manquements. J’aurais pu essayer de les persuader d’avoir des relations conjugales qui ressemblent aux miennes. Mais je suis sûre que de leur côté, s’ils étaient venus de la race critique, analytique et dominante qui est la mienne, ils auraient pu très facilement me montrer mes faiblesses : dans le domaine relationnel, dans le mépris avec lequel les gens de ma race traitent les jeunes et les vieux et dans leur difficulté à donner un toit aux sans-abris.  Le Saint-Esprit s’attaque à la conscience de différents peuples de diverses manières et ils se hâtent de corriger différents torts ; en tant que chrétiens, si nous ne faisons pas attention, nous risquons de juger trop vite ce qu’ils ont (de notre point de vue) manifestement négligé, sans faire confiance à l’Esprit de Dieu et sans attendre dans quelle direction Dieu les oriente déjà.

Je rencontre aussi la tension de la grâce dans mon lieu de vie actuel, le Canada, où les discussions sur le genre incluent le thème des personnes et des communautés transsexuelles. Les anabaptistes de nombreux milieux accusent ceux qui s’opposent à leurs convictions de trahir le Christ d’une manière fondamentale. Chaque côté refuse de reconnaitre que les autres s’efforcent d’être fidèles. Bien que les différences irréconciliables soient évidentes, je suis convaincue que le Saint-Esprit  peut les guider tous vers la vérité. Mais cela nécessiterait d’être honnête, d’écouter les chrétiens et de recevoir la grâce en abondance. En attendant, nous vivons dans cette tension.

On pourrait penser que tout ce que les chrétiens ont à faire c’est de présenter l’évangile, d’attendre que l’Esprit agisse et d’espérer que tout se passe bien. Mais bien sûr il n’en est pas ainsi. Les missionnaires ont beaucoup à apporter aux personnes appartenant à une autre culture, mais seulement après avoir écouté et compris le cri de douleur de leur nouveau prochain et reconnu les démarches que fait celui-ci en obéissance à Dieu. Notre objectif ne devrait pas être de monter les genres les uns contre les autres, d’exiger des droits et des privilèges, mais de rendre possible la réconciliation en donnant l’exemple du respect mutuel et de la soumission dans nos relations. Les chrétiens viennent apporter la paix, la dignité et la bonté au sein des relations qu’ils rencontrent, ils ne viennent pas pour les détruire. On devrait reconnaitre les personnes qui répondent à l’appel de Jésus en ce qu’elles font preuve de plus et non de moins d’amour.

Qu’avons-nous donc à offrir quand nous voyons dans les cultures qui nous entourent que des gens souffrent en raison des rôles fixés par le genre ? Que dire quand dans une certaine culture les responsables religieux mettent en garde les hommes en disant que comme Eve, les femmes ont tendance à pousser les maris au péché ? Et que dire si ces responsables enseignent aux femmes que leur devoir religieux est de supporter l’infidélité et les mauvais traitements de leur mari ? Ou s’ils leur disent que les femmes s’infligent elle-mêmes ces mauvais traitements et que c’est de leur faute si elles ont des marques de coups sur le corps ? Ces choses, je les ai entendues là où j’ai vécu. Ici il ne s’agit pas de questions de vêtement mais d’attitudes humiliantes. Alors, que faire à part écouter, être un modèle, enseigner et partager ses expériences ?

Jésus n’a pas renversé les structures d’autorité de son époque telles que le gouvernement, la tradition, l’Église et la famille. Mais il a mis le soin que nous apportons aux autres au dessus de ces lois moins importantes. Jésus n’a pas hésité à contrevenir aux lois de moindre importance au nom de l’amour et de la compassion.  L’Écriture dit qu’il a envoyé ses prédicateurs à « des hommes de paix »  et le lépreux qu’il venait de guérir au prêtre du temple pour qu’il constate la guérison. Jésus et Paul ont commencé à annoncer l’Évangile sous l’autorité de la synagogue. Ceci nous enseigne que chaque fois que nous pouvons obéir à la loi en place, nous devrions le faire. Notez comment Pierre s’est défendu lorsqu’il a désobéi aux prêtres : « devrions-nous vous écouter ou écouter Dieu ? » (paraphrase d’Actes 4 : 19). Et donc, même si les femmes dans certaines cultures ont plus de libertés, nous ne devrions pas transporter ces libertés dans d’autres cultures comme des armes. Au lieu de cela, nous devrions chercher comment valoriser les femmes à partir de ce que nous trouvons.

Une application de ce principe, quand nous apportons un nouvel évangile, c’est d’honorer le chef de famille sans le contourner et sans parler avec sa famille sans permission. Ce principe  est valable dans beaucoup de cultures : « Si tu amènes un enfant au Christ, tu as atteint un enfant. Si tu amènes un père au Christ, tu as atteint une famille. » Comment réagirions-nous en tant que parents en voyant des missionnaires d’une autre foi s’adresser à nos enfants ? Dans de nombreuses cultures, on considère que les femmes sont vulnérables, qu’elles ont besoin de protection, comme les enfants. Respecter l’autorité de la famille lorsque nous partageons la bonne nouvelle signifie reconnaitre que Dieu nous aborde non seulement en tant qu’individus mais aussi en tant que familles et groupes. Dieu lui-même est une unité de personnes sous autorité.

Mais le pouvoir corrompt, et quand les structures de pouvoir ne s’assouplissent pas, quand les gens souffrent, il n’y a pas de réponse facile. Il n’y a pas de règles claires. Il faut trouver des réponses au cas par cas. Parfois il est nécessaire d’intervenir ; parfois de venir au secours de quelqu’un. Une femme prise en flagrant délit d’adultère fut conduite devant Jésus et les hommes voulaient la lapider. Jésus a attaqué leur conscience. Il les a aidés à voir la culpabilité de la femme comme la leur. Il a mis de côté la loi qui les autorisait à tuer sans la remettre en question. « Que celui qui… » Il s’est mis du côté de la femme et a tracé sa souffrance dans le sable. « Je ne te condamne pas moi non plus. Va en paix. » Ce jour-là, il a changé la relation de ces hommes au regard d’acier avec cette femme, il les a aidés à la rejoindre au lieu de l’abandonner comme une personne quelconque qu’il fallait condamner (Jean 8 : 1-11) Je ne pense pas qu’ils aient jamais oublié cette transformation.

Nous devons nous demander qui, dans nos milieux, pourrait se sentir ainsi condamné, entouré par des attaquants. Parmi les mexicains évangéliques, il pourrait s’agir des filles-mères. Parmi les anabaptistes canadiens, il pourrait s’agir des personnes transsexuelles. Nous devons demander à Dieu dans des situations de ce genre d’attiser notre conscience comme il a éveillé celle de la foule menaçante réunie autour de la femme adultère. Comme Jésus, nous devons invoquer la loi plus haute de l’amour qui est capable de transformer nos relations avec ceux que nous avons condamnés, et libérer les hommes et les femmes à qui il pardonne pour qu’ils puissent aller en paix.

Nous sommes confrontés à une tension chaque fois que nous avons affaire à des personnes différentes de nous. Nous faisons des erreurs. Nous jugeons mal et sommes aussi jugés à tort. Mais plus nous avons affaire aux autres, plus nous apprenons à les aimer, plus Dieu nous apprend comment franchir la tension et trouver la grâce. Nous ne devons pas éviter ces relations car c’est le seul moyen d’apprendre.

Footnotes

1

Anne Thiessen est en service au sud du Mexique au nom de l’organisme « Mennonite Board of Missions »